NAPOLÉON, HOMME D’ÉTUDE, HOMME DE GUERRE

Les Mémoires du Baron Fain offrent un témoignage exceptionnel sur le quotidien de Napoléon. Dans ces extraits, il est d’abord question du travail dans le cabinet topographique des Tuileries (une pièce similaire se trouve à Fontainebleau dans les Petits Appartements), en présence de Bacler d’Albe. Le deuxième extrait évoque la tente de l’Empereur sur le champ de bataille, comme celle que l’on peut voir dans le musée Napoléon Ier.

L’Empereur appelait son bureau topographique une pièce accessoire où se trouvait une table de la plus grande dimension et sur laquelle on développait les cartes et les plans ; à Paris, dans les dernières années, cette vaste table remplissait le milieu de la pièce que l’Empereur traversait pour aller de sa chambre à coucher dans son cabinet. Dans les palais de Saint-Cloud, Compiègne, Rambouillet et Fontainebleau, dans les voyages comme dans les campagnes, le bureau topographique était toujours à proximité.
[…] On appelait d’Albe* quand l’Empereur voulait lire des dépêches sur la carte ; celui-ci indiquait, par des épingles à têtes rouges ou noires, les emplacements occupés par nos troupes et par l’ennemi ; il faisait ensuite ressortir par des nuances coloriées les signes de rivières, de montagnes ou de frontières qui importaient le plus à la question ; enfin il préparait les calculs de la distance, mettait l’échelle en évidence et ouvrait le compas à côté.
Les dépêches étant appliquées sur la carte, l’Empereur venait en prendre connaissance. D’Albe lui en faisait un rapport sommaire ; l’Empereur le suivait du doigt et faisait marcher le compas à travers les épingles ; souvent la grande dimension des cartes forçait l’Empereur à s’étendre de tout son long sur la table, et d’Albe d’y monter aussitôt pour rester maître de son terrain je les ai vus plus d’une fois étendus tous deux sur cette grande table et s’interrompant par une brusque exclamation, au plus fort de leur travail, quand la tête de l’un venait à heurter trop rudement la tête de l’autre. Cette posture ne serait que grotesque, si, dans ce moment même, on ne se représentait l’Empereur planant comme l’aigle sur les plaines éloignées où ses lieutenants manœuvraient, à perte de vue pour tout autre que pour lui.

Baron Fain, Mémoires, Paris, Arlea, 2001, pp. 28-29
* Bacler d’Albe était chef du bureau topographique.

 


Les tentes étaient d’une toile de coutil rayé blanc et bleu, bordée d’une frange de laine rouge. Le logement personnel de l’Empereur employait deux toiles formant deux pièces qui donnaient l’une dans l’autre.
La première pièce était le cabinet ; elle était meublée d’une petite table à écrire, d’un fauteuil de maroquin rouge pour l’Empereur et de deux tabourets pour le secrétaire et l’aide de camp de service ; la table et les sièges étaient pliants. La seconde pièce servait de chambre à coucher : on y dressait le petit lit de fer à fond sanglé ; des rideaux de soie d’un gros vert l’enveloppaient comme une grande barcelonnette. Le tapis de pied de la calèche servait de descente de lit, et le nécessaire de voyage complétait l’ameublement.
L’enveloppe de l’édifice était double, je veux dire que la tente se composait d’une toile extérieure qui se tendait sur des piquets, et une seconde en dessous qui formait la cloison intérieure. L’intervalle entre ces deux toiles devenait une espèce de corridor de service et de magasin où se tenaient habituellement le valet de chambre et le mameluck, et où l’on retirait pendant le jour les porte-manteaux, les matelas et les enveloppes de l’équipage des tentes. La nuit, quand l’Empereur s’était jeté sur son lit, on entrait deux coussins dans la première pièce, et l’aide ce camp et le secrétaire appelaient cela leur lit.
Les toiles, les petits meubles, le lit de fer, les matelas, tout se repliait, s’enveloppait dans des rouleaux de cuir et, porté à dos de mulet, suivait les mouvements du premier service. Il y avait un équipage semblable au second service et, je crois, un troisième en réserve avec les gros bagages. Il y avait un mulet à part pour le transport du lit.
[…] Les valets de pied de la maison faisaient le service de la tente avec une grande dextérité ; ils l’a dressaient en moins d’une demi-heure, quoique ce fût presque toujours à la nuit close. […] [Fain en vient ensuite à raconter cette anecdote : C]’était le soir d’une grande bataille ; la tente s’était longtemps fait attendre ; elle était à peine dressée que je m’étais déjà glissé sous les toiles, et dans l’accablement du sommeil qui me poursuivait, j’avais cru m’endormir sur quelque porte-manteau des équipages : qu’on juge de mon réveil ! L’oreiller de la nuit n’était qu’un mort frais de la veille ! Horresco referens ! J’en frémis encore en le racontant.

Baron Fain, Mémoires, Paris, Arlea, pp.188-189.